Lettre adressée au ministre David Lametti concernant une mesure législative visant à faire le contrôle coercitif une infraction au Canada
Le 5 juin 2020
L’honorable David Lametti, C.P., c.r.
Ministre de la Justice et procureur général du Canada
Chambre des communes
Ottawa (Ontario) K1A OA6
Monsieur le Ministre,
Une partie importante de mon rôle d’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels consiste à recommander au gouvernement fédéral des façons de mieux arrimer ses lois, ses politiques et ses programmes aux besoins des victimes. Je vous écris au sujet de la question des comportements caractérisés par un contrôle coercitif exercé de façon continue à l’endroit d’un partenaire intime. Selon les experts, le contrôle coercitif se reconnaît par des comportements dominateurs et possessifs, une violence psychologique, une jalousie sexuelle et une surveillance étroite. À cela s’ajoute parfois des menaces implicites ou explicites, une violence physique ou sexuelle, la destruction de biens appartenant à la victime ainsi que l’isolement ou l’intimidation de celle ci au moyen d’un contrôle serré de ses comportements et de ses interactions avec autrui. Je crois fermement qu’il est nécessaire de légiférer pour criminaliser cette forme répandue de violence psychologique entre partenaires intimes au Canada. Il est plus que temps qu’on reconnaisse que la violence non physique est tout autant dommageable pour les victimes.
La violence conjugale est un crime en grande partie caché. Environ un tiers seulement des victimes portent plainte à la police. En 2016, plus de 93 000 Canadiens ont dit être victimes d’un partenaire violent aux corps policiers. Les femmes subissent ce type de violence de manière disproportionnée. Le contrôle coercitif est lié à la domination et à la suprématie des hommes sur les femmes, et ses tactiques originent souvent des normes sexospécifiques historiques. Evan Stark est sociologue, travailleur social judiciaire et chercheur primé. Il affirme que le recours à des tactiques de contrôle coercitif est une réaction des hommes à l’autonomie qu’ont gagnée les femmes dans les dernières décennies.
Du point de vue de la justice pénale, il est parfois difficile de déterminer que des comportements particuliers font partie d’une dynamique de violence conjugale. Dans le système de justice pénale du Canada, la violence conjugale est considérée comme un problème épisodique ou ponctuel. Or, cette approche ne tient pas compte des tactiques supplémentaires et répétitives utilisées par les agresseurs telles que l’exploitation, la manipulation, l’intimidation, l’isolement et la mainmise des moindres aspects de la vie quotidienne – en d’autres termes, le contrôle coercitif. Le contrôle coercitif induit la peur et l’obéissance chez la victime; ultimement, il lui fait perdre son sentiment de liberté et son identité à l’intérieur de la relation. Des experts affirment également que les comportements coercitifs et dominateurs sont d’importants précurseurs de féminicides commis dans le monde.
Les victimes ont souvent honte de parler de leur situation et hésitent à demander de l’aide en raison de leur manque de confiance dans le système de justice pénale. Aucune infraction ne correspond à la violence conjugale malgré la prévalence de celle-ci, ce qui témoigne du caractère distinct de sa dynamique par rapport aux autres types d’agressions. Cette situation fait qu’il est extrêmement difficile pour les forces de l’ordre d’intervenir efficacement dans les cas de violence conjugale.
Ce type de comportement étant complètement absent de la réponse du système de justice canadien, les victimes continuent de subir des torts profonds et durables. D’autres pays ont créé des infractions liées au contrôle coercitif ces dernières années, par exemple l’Angleterre et le Pays de Galles (2015), l’Irlande (2019) et l’Écosse (2019). En Angleterre et au Pays de Galles, 9 053 infractions de contrôle coercitif avaient été enregistrées à la fin de 2018, une statistique qui fait la preuve de la nécessité de traiter cet agissement comme un crime. Je suis d’avis que le Canada devrait, comme d’autres pays du Groupe des cinq, considérer les comportements de contrôle coercitif comme des infractions criminelles.
En Angleterre et au Pays de Galles, le cadre légal du ministère de l’Intérieur (Home Office Statutory Guidance Framework) énumère dix-sept comportements potentiellement assimilables à du contrôle coercitif :
- Isoler une personne de ses amis et de sa famille;
- Priver une personne de ses besoins fondamentaux;
- Surveiller l’utilisation que fait une personne de son temps;
- Surveiller une personne au moyen d’outils de communication en ligne ou de logiciels espions;
- Avoir la mainmise de certains aspects de la vie quotidienne d’une personne, p. ex. ses allers et venues, ses fréquentations, ses vêtements et les moments où elle dort;
- Priver une personne de services, p. ex. aide spécialisée ou soins de santé;
- Rabaisser une personne de façon répétée, p. ex. lui dire qu’elle n’est bonne à rien;
- Mettre en place des règles et des activités qui sont humiliantes, dégradantes ou déshumanisantes pour la victime;
- Forcer la victime à perpétrer des crimes tels que le vol à l’étalage ou la négligence/violence à l’égard d’enfants pour susciter la culpabilité et décourager un signalement aux autorités;
- Exploiter financièrement une personne y compris gérer son argent, p. ex. en ne lui donnant qu’une allocation punitive;
- Menacer de blesser ou de tuer une personne;
- Menacer un enfant;
- Menacer de révéler ou publier des renseignements personnels;
- Agresser;
- Causer des dommages criminels (p. ex. destruction de biens domestiques);
- Violer;
- Priver une personne de mobilité ou de travail.
La définition donnée à l’article 76 de la Serious Crime Act 2015 met l’accent sur le caractère répété et continu du comportement.
[Traduction] Comportement dominateur ou coercitif dans une relation intime ou familiale
La personne A commet un crime si :
- elle exerce, de façon répétée ou continuelle, un comportement dominateur ou coercitif à l’égard de la personne B;
- au moment où le comportement a lieu, A et B ont un lien personnel;
- le comportement de A a des effets graves sur B;
- A sait ou devrait savoir que son comportement aura des effets graves sur B.
Ce cadre est une feuille de route que le Canada pourrait suivre pour reconnaître les graves conséquences du contrôle coercitif sur les victimes de violence conjugale. Les personnes ayant fait l’expérience de ce contrôle et celles qui travaillent sur le terrain connaissent très bien ces conséquences.
En mars, mon équipe et moi-même avons rencontré des habitants de Yellowknife pour accroître notre dialogue avec les victimes de crimes dans le Nord. Des fournisseurs de services aux victimes, des travailleurs du système de justice pénal, des personnes survivantes et des militants sont venus témoigner de leurs expériences du crime et de notre système de justice pénale. Les personnes présentes se sont entendues pour dire que le système de justice pénale n’a pas connu l’évolution nécessaire pour reconnaître les réalités de la violence conjugale et du contrôle coercitif. Une personne a dit ce qui suit :
[Traduction] Des agressions sont des événements qui surviennent lorsque vous prenez part à une bagarre dans un bar. La violence conjugale est une atteinte psychologique ou financière. C’est une forme de violence qui doit être reconnue.
Ce sentiment est repris par un grand nombre de personnes survivantes qui communiquent avec mon Bureau d’un océan à l’autre. Récemment, mon Bureau a demandé à la professeure Carmen Gill de rédiger un document de recherche sur cette question. Dans Comprendre le contrôle coercitif dans le contexte de la violence entre partenaires intimes au Canada : Comment traiter la question par l’entremise du système de justice pénale?, la chercheuse explique que le contrôle coercitif est la dynamique qui sous-tend la grande majorité des relations caractérisées par la violence conjugale. Les cadres législatifs adoptés récemment en Europe sont présentés en détail dans le document, que je vous laisse à titre de référence.
Je recommande les actions suivantes afin que les victimes aient un meilleur accès à la justice et que la lacune dans la réponse du système juridique canadien à la violence conjugale soit comblée :
- Faire du contrôle coercitif une infraction
Ajouter le contrôle coercitif aux infractions criminelles prévues au Code criminel du Canada. Cette nouvelle infraction apporterait une compréhension du problème qui dépasse celle de l’approche fondée sur l’incident. En effet, elle permettrait de reconnaître un modèle de violence psychologique qui engendre de la peur et des préjudices chez les victimes de relations intimes.
Je recommande que les bases des modifications à effectuer soient établies par une équipe de travail ou un comité formé de représentants du système de justice pénale de tous les niveaux (agents de police, procureurs, avocats de la défense), y compris d’experts en comportements de contrôle coercitif et en violence conjugale ainsi que de représentants des services d’aide aux victimes.
- Critère juridique du contrôle coercitif
Je recommande le recours à la description du contrôle coercitif adoptée par le Home Office du Royaume-Uni comme point de départ de critère juridique. Le cadre juridique utilisé dans ce pays offre une mise en contexte de l’infraction et une description exhaustive d’un comportement marqué par un contrôle coercitif. Évidemment, toute définition créée devra refléter une manière canadienne de cerner la question.
- Un groupe de travail fédéral-provincial-territorial pour examiner les lois et les politiques sur la violence conjugale
Je recommande la création d’un groupe de travail fédéral, provincial et territorial (FPT) comme façon de favoriser la collaboration des ministres responsables de la Justice et de la Sécurité publique aux niveaux FPT. La création d’une nouvelle infraction liée à la violence conjugale aura des répercussions chez les corps policiers et dans l’appareil de justice de tous les gouvernements du pays. L’application du Code criminel du Canada se doit d’être uniforme, et la réponse à la violence conjugale doit être éclairée par un modèle de violence et non par la seule infraction commise dans un cas particulier.
Le système de justice canadien doit être mieux aligné sur les réalités vécues par les victimes et les personnes survivantes de violence conjugale. Au lieu de se manifester par des agressions et des violences physiques, ces réalités s’expriment souvent par des modèles répétés de terrorisme intime marqués par une agression psychologique et un contrôle coercitif. Les victimes et les personnes survivantes méritent un accès à la justice qui, en ce moment, leur fait souvent défaut en raison des limites de notre cadre législatif. En apportant les modifications nécessaires au Code criminel, nous améliorerons la sécurité des femmes et des enfants. De plus, nous éliminerons les restrictions dans la reconnaissance des comportements de contrôle coercitif que vivent les corps policiers dans leurs interventions lors de situations de violence conjugale. À mon point de vue et selon mon expérience directe du travail auprès des victimes et des personnes survivantes, le temps est venu de combler cette lacune législative.
Je suis à votre disposition pour fournir d’autres renseignements susceptibles de favoriser une action dans le sens des propos qui précèdent. Il me tarde de prendre connaissance de votre réponse et de continuer de travailler avec vous dans le but d’apporter des changements positifs pour les victimes et les personnes survivantes de crimes au Canada.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de ma très haute considération.
L’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels,
Heidi Illingworth