Lettre adressée à l’honorable Bill Blair concernant le Projet de loi sur les armes à feu et considérations relatives à la violence à l’égard des femmes

Le 17 mai 2021

L’honorable Bill Blair
Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile
269, avenue Laurier Ouest
Ottawa (Ontario) K1A 0P8

Objet : Projet de loi sur les armes à feu et considérations relatives à la violence à l’égard des femmes


Monsieur le Ministre,


Je vous écris pour faire suite à notre récente réunion du 7 avril 2021 et réitérer la nécessité de mettre en œuvre toutes les dispositions du projet de loi C-71, ainsi que de vous faire part de mon opinion sur la façon de renforcer le projet de loi C-21. Il faut principalement tenir compte de l’incidence des armes à feu sur la violence à l’égard des femmes au Canada. Les victimes et les survivants de la violence armée, ainsi que divers groupes de défense du contrôle des armes à feu, demandent des restrictions plus rigoureuses et plus importantes, et je sens qu’il est de mon devoir de vous faire part de leurs préoccupations et de leurs voix pour veiller à ce qu’elles soient entendues aux plus hauts niveaux du gouvernement.

Vous vous souviendrez que je vous ai écrit en décembre 20201 au sujet de la prévention de la victimisation liée aux armes de poing. Comme je l’ai mentionné dans la lettre, les effets d’entraînement de la violence armée causent d’énormes dommages, des traumatismes et des défis permanents aux collectivités et aux familles qui ont perdu un être cher, y compris des amis ou des collègues des victimes. Les traumatismes et le stress intenses subis par les membres survivants de la famille augmentent le risque de souffrance psychologique et de maladie mentale à long terme. Ces risques sont accrus lorsque les familles et les collectivités auxquelles appartiennent les victimes sont marginalisées, manquent de soutien social et subissent un fardeau financier en raison des décès attribuables aux armes à feu. Dans la lettre, j’ai souligné que les pratiques exemplaires en matière de prévention de la violence adoptent une approche globale, accompagnée d’efforts coordonnés entre des secteurs comme la santé, l’éducation, les organismes communautaires, ainsi que les forces de l’ordre. Je maintiens mon engagement à l’égard des recommandations contenues dans cette lettre et je recommande la mise en œuvre immédiate des dispositions du projet de loi C-71, qui n’ont encore été qu’en partie mises en œuvre.

Je demeure profondément préoccupé par le fait que le taux d’infractions violentes liées aux armes à feu continue d’augmenter, comme en témoignent les données de 2019 de Statistique Canada2. Il est également important de reconnaître que les statistiques ne font état que du nombre de victimes directes, sans tenir compte des nombreuses victimes secondaires – survivants et êtres chers de ceux qui ont été tués en raison d’infractions liées aux armes à feu –, qui en ressortent souvent avec des blessures débilitantes, un chagrin incompréhensible et une peur persistante. J’appuie l’intention du projet de loi C-21 de réduire les crimes liés aux armes à feu, en partie en limitant l’accès aux armes à feu. Les mesures utiles prévues dans le projet de loi C-21 comprennent l’exigence nationale de permis de port d’arme, l’interdiction des armes d’assaut, ainsi que certaines mesures contre les crimes haineux. Toutefois, je crois qu’il faut renforcer le projet de loi pour atteindre l’objectif.

Dispositions de signalement

L’accès aux armes à feu augmente considérablement les risques de blessures graves ou de décès dans les situations d’idées suicidaires, de psychose non traitée, de toxicomanie, de violence entre partenaires intimes (VPI) et de comportements agressifs impulsifs3. Certains ont critiqué les nouvelles dispositions de signalement, remarquant qu’elles n’ajoutent rien à la loi actuelle4. En outre, les groupes de lutte contre la violence à l’égard des femmes ont indiqué que les dispositions de signalement peuvent donner un faux sentiment de sécurité, en particulier pour les femmes victimes de VPI, où les dispositions de signalement imposent souvent aux victimes le fardeau de dénoncer les coupables. Étant donné la prévalence des comportements coercitifs et de contrôle dans les situations de VPI et de traite de personnes, nous savons que de nombreuses personnes ne déclarent pas les auteurs de ces actes pour diverses raisons (c’est-à-dire des tactiques de peur et d’intimidation, l’incapacité à quitter physiquement leur résidence, etc.). De plus, les situations dangereuses impliquant des armes à feu peuvent survenir de façon inattendue et être extrêmement volatiles, ce qui rend les victimes incapables d’aviser les autorités compétentes avant qu’un crime ne se produise. En outre, les victimes qui font appel à la police risquent davantage de subir d’éventuelles blessures par l’auteur du crime. Il convient d’accorder une attention particulière aux diverses communautés marginalisées qui peuvent être confrontées à des obstacles supplémentaires lorsqu’il s’agit d’utiliser les dispositions de signalement, y compris celles qui font l’objet d’un trafic; celles qui vivent dans des régions rurales et éloignées; les membres de communautés racialisées, comme les personnes noires et autochtones, qui peuvent ne pas avoir confiance dans les forces de l’ordre; et les personnes qui peuvent avoir un statut de citoyen précaire.
Pour alléger le fardeau imposé aux victimes, je crois qu’une approche préventive et des mesures de mise en œuvre pour veiller à ce que les personnes dangereuses n’aient pas accès aux armes à feu pour commencer seraient plus utiles. Je recommande de mettre en œuvre les vérifications rigoureuses des antécédents incorporées dans le projet de loi C-71 afin d’empêcher les auteurs d’actes criminels d’obtenir des armes légalement. De plus, je recommande de renforcer le projet de loi C-21 afin de permettre le retrait immédiat des armes à feu par la police dans les situations où un médecin établit l’existence d’un risque.  


Interdictions municipales à l’égard des armes de poing

Étant donné que la plupart des armes utilisées dans la violence liée aux gangs sont obtenues illégalement, on craint que le fait de permettre aux municipalités d’interdire les armes de poing soit inutile. Je crois qu’il est urgent que les municipalités (avec l’appui des gouvernements fédéral et provinciaux) financent des initiatives principales de prévention qui visent des enjeux sociaux comme la pauvreté, le racisme, les possibilités d’éducation limitées, la violence familiale et les problèmes de santé mentale afin de lutter contre tous les types de violence.

Je crois que les populations touchées ont besoin de soutien pour guérir, et je recommande que Sécurité publique Canada offre un financement durable aux organismes communautaires pour soutenir les victimes, les survivants blessés, et la famille, les amis et les collectivités touchés par la violence liée aux armes à feu, et à ceux qui effectuent un travail principal de prévention de la violence du point de vue de la santé publique. Il faudrait accorder une attention particulière à la priorité du financement dans les villes où les taux de crimes violents liés aux armes à feu sont plus élevés, comme Calgary et Toronto5.

 

Rachat d’armes prohibées

J’appuie totalement un programme de rachat, et je recommande que le projet de loi C-21 soit élargi pour veiller à ce que les programmes de rachat soient obligatoires et visent plus d’armes. Je comprends que certains amateurs d’armes s’opposent à l’interdiction de ces armes à feu; toutefois, il s’agit d’armes conçues à des fins militaires, et non pour la chasse ou le tir sportif. Ils n’ont pas leur place dans les mains de civils, comme en témoignent les événements tragiques qui se sont produits dans notre propre pays et ailleurs.


Violence entre partenaires intimes (VPI)

Il existe un lien évident entre les armes à feu et la violence à l’égard des femmes ou la violence fondée sur le sexe. Dans les ménages canadiens, la présence d’armes à feu à la maison est le plus grand facteur de risque de violence conjugale mortelle6. Les femmes rurales sont particulièrement vulnérables aux homicides commis avec une arme à feu. La Saskatchewan a déclaré le taux le plus élevé d’homicides commis avec une arme à feu en 2016, suivi de l’Alberta au deuxième rang7. Les fusils de chasse et les carabines couramment gardés dans les maisons rurales sont utilisés pour intimider et contrôler les femmes. L’utilisation d’une arme à feu est également courante dans les meurtres suivis d’un suicide entre conjoints.

Pour les victimes et les survivants de la VPI et de la violence familiale, des lois plus strictes sur les armes à feu peuvent faire la différence entre la vie et la mort. Bien que l’incidence des victimes de VPI impliquant des armes à feu demeure constante à 1 %, le nombre de victimes a augmenté au fil du temps. En 2011, le nombre était de 5768; en 2019, c’était 6609. Comme je l’ai mentionné dans ma récente présentation sur l’étude des répercussions de la COVID-19 sur le système de justice, les organismes de services aux victimes partout au pays s’inquiètent de plus en plus de l’augmentation de la VPI dans le contexte de la pandémie de COVID-19. En outre, compte tenu des conditions de santé publique imposées en réponse à la pandémie, de nombreuses victimes n’ont pas accès aux services dont elles ont besoin pour se protéger ou les aider à échapper à des situations dangereuses.

Cela est particulièrement vrai pour les personnes assujetties à des techniques de contrôle coercitif exercées par leurs partenaires par l’intimidation et des menaces impliquant des armes à feu. La peur engendrée par ces menaces peut avoir des effets négatifs durables sur la santé émotionnelle et mentale des victimes. En plus du soutien, il faut une intervention plus efficace par les forces de l’ordre. De nombreuses victimes et survivants de la VPI ont indiqué que la police ne prenait pas leurs préoccupations au sérieux, ce qui entraînait souvent des résultats tragiques. Par exemple, une mère dont la fille a été assassinée par une arme à feu a déclaré que l’auteur de l’infraction avait reçu un permis de port d’arme, malgré un casier judiciaire10. Je suis d’accord avec les groupes de défense qui ont souligné la nécessité d’une ligne de signalement nationale. Par conséquent, afin de réduire les risques immédiats pour les femmes, les enfants et les membres de communautés vulnérables, et d’accroître l’intervention rapide de la police et des autorités, je recommande la création d’une ligne d’assistance nationale pour les citoyens qui permettrait le retrait temporaire des armes à feu.


Bien sûr, la violence armée existe aussi en dehors des relations intimes. En 2019, Statistique Canada a déclaré que 1 834 femmes et 5 037 hommes avaient été victimes de violence liée aux armes à feu en dehors de relations11. Bien que la violence revête plusieurs formes, l’accès à une arme à feu augmente le risque que l’arme à feu soit utilisée. Afin de prévenir la victimisation future au moyen d’armes à feu, la priorité accordée aux voix et aux expériences vécues des victimes et des survivants blessés, touchés par la violence liée aux armes à feu, améliorera la sécurité publique pour tous les Canadiens.


Je vous exhorte à examiner les recommandations ci-dessus pour renforcer le projet de loi C-21, et j’attends avec impatience votre réponse sur cette question importante.


Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments distingués.


Heidi Illingworth
Ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels

c. c.        L’honorable David Lametti, C.P., c.r., ministre de la Justice et procureur général du Canada

 

1 Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels : https://www.victimesdabord.gc.ca/vv/2020/d10-bb/index.html

4 Dans sa déclaration en réponse à l’annonce du gouvernement sur les dispositions de signalement, l’Association canadienne des médecins d’urgence (ACMU) note qu’il a été démontré que le droit actuel qui permet aux membres du public de rendre compte au contrôleur des armes à feu (CAF) prend trop de temps, mettant en danger les personnes, les familles et les collectivités. L’ACMU indique que le droit actuel n’est pas conforme à la demande de longue date de déclaration obligatoire des personnes par les médecins, ce qui permettrait à la police de retirer temporairement des armes à feu d’une personne à risque, contrairement aux lois actuelles qui exigent de s’adresser aux tribunaux avant le retrait.